Luc Julia, le co-créateur de Siri, l’assistant vocal d’Apple et directeur scientifique du Groupe Renault, est un expert mondialement reconnu en matière d’intelligence artificielle. En amont de l’AI France Summit organisé par Numeum, le responsable rappelle la forte capacité d’innovation des entreprises européennes en la matière.
Comment estimez-vous la capacité d’innovation des entreprises européennes en matière d’intelligence artificielle ?
Luc Julia : La France dispose des meilleurs en matière d’intelligence artificielle. Les Français sont les meilleurs du monde car l’IA est composé de mathématiques. Et la France est la meilleure du monde dans ce domaine si l’on en juge pas le nombre de médailles Fields reçues par nos compatriotes. Les Français ont la chance de figurer parmi les élites.
Cela ne se voit pas forcément depuis l’extérieur mais dans la Silicon Valley, les chefs en IA dans les grosses entreprises sont français. Cela signifie que nous sommes reconnus comme des pontes de l’IA, les Français sont respectés.

Mais lorsque l’on apporte une loupe sur la France, on est en droit de se demander pourquoi aucune entreprise « n’explose » réellement. Nous avons, depuis une dizaine d’années, la possibilité de créer et d’innover à nouveau à travers les startups. La réalité est que nous sommes redevenus une nation d’entrepreneuriat. Et même au niveau de l’intelligence artificielle, beaucoup de choses intéressantes peuvent être créées.
Mais la France reste encore en retrait en ce qui concerne l’étape d’après, celle des scale-up. Mon analyse de l’extérieur est que nous avons une aversion au risque qui se traduit dans le venture capital. Dans ce domaine, les fonds en France sont moins axés sur le risque. Les fonds sont certes disponibles mais on ne les risque pas. A l’inverse, les fonds d’investissements aux Etats-Unis sont basés sur les fonds de pension, ce qui une manne conséquente. En conséquence, la notion de risque s’avère très importante pour le marché. Le marche européen est important mais balkanisé et il existe encore un certain manque d’ouverture d’esprit.
Quels sont les besoins des entreprises pour dégager de nouveaux relais de croissance ?
Luc Julia : L’étape dite de scale-up qui consiste pour une entreprise de passer à plusieurs centaines de millions d’investissements est clé. Mais beaucoup d’entre elles doivent se tourner, à cette étape de leur croissance, vers des capitaux américains. Dans la Silicon Valley, la culture de l’échec est très développée. Le taux de perte tourne autour de 90, 95 %. De nombreux services sont lancés très régulièrement. Certains sont parfois sont inutiles mais d’autres trouvent clairement leur public et atteignent leur but.

Je demeure toutefois toujours confiant dans la capacité des entreprises européennes à innover et produire des choses extraordinaires. Récemment, de grands groupes ont réussi à se développer très fortement. La période liée au Covid-19 a permis de développer de nombreuses innovations intéressantes et pertinentes. Car les moyens ont été mis pour réaliser des choses. Lorsque l’on s’en donne les moyens, on peut trouver les finances nécessaires pour faire de grands pas en avant.
Il faudrait que nos géants français renforcent leur capacité d’investissement. Je la qualifierai de faible à l’heure actuelle. Dans la Silicon Valley, les entreprises réalisent très régulièrement des rachats et innovent beaucoup grâce à la croissance externe. Je me rappelle encore l’activité d’une entreprise comme Google dans les années 2010 qui opérait plusieurs centaines d’acquisition par an.
Quels sont les prochains usages concrets de l’IA ?
Luc Julia : Cela fait 69 ans que les intelligences artificielles existent. La technologie n’est, en soi, pas nouvelle. On a constaté récemment un fort engouement autour de l’IA générative même s’il tend à se calmer. On voit tout de même des cas d’usage intéressants se développer. Les entreprises estiment que 10 % des PoC (Proof of Concept) vont être appliqués.
De l’autre côté, les professionnels se sont rendus compte du coût induit par l’utilisation de l’intelligence artificielle générative. Les entreprises voient aussi que la technologie ne réalise pas tout ce qui était promis et que sa mise en œuvre reste difficile. Autre point majeur, l’IAG étant consommatrice en ressources, son utilisation reste compliquée à expliquer d’un point de vue de sa propre RSE. L’engouement s’est donc calmé même si des usages pertinents et concrets ont été repérés et testés.
La prochaine étape revient à tirer de l’expérience des essais réalisés ces dernières années. Je pense par exemple à la possibilité de créer non plus des LLM (Large Language Model) mais des SLM (Small Language Model). Il s’agit de mettre en œuvre des intelligences artificielles spécialisées, petites et frugales qui peuvent être contrôlées. L’utilisation de l’Open source va se développer consécutivement à une nouvelle génération d’IA. D’autant que les générations futures disposent d’une prise de conscience des impacts de la technologie sur la planète. Ils vont pouvoir développer des intelligences artificielles plus frugales.
L’intelligence artificielle représente donc une révolution des usages ?
Luc Julia : Tout à fait. L’intelligence artificielle ne représente certainement pas une révolution technologique mais bien une révolution des usages. Et cela, pour la raison simple que le prompt permet d’utiliser facilement l’IA. Mais il permet tout autant de faire n’importe quoi avec. Un tel outil peut être utilisé à mauvais escient. Les gardes fous seront toujours nécessaires.
Olivier Robillart