il y a 4 ans -  - 7 minutes

Urs Bergmann, Zalando : « Chaque petite expérience en IA ne doit pas nécessairement avoir un retour sur investissement positif »

Urs Bergmann est en charge de la recherche en Intelligence artificielle au sein du groupe allemand Zalando. Il conduit des expérimentations en termes de machine Learning et indique en quoi l’IA peut servir les entreprises.

Comment Zalando utilise des outils d’IA en interne, en particulier en travaillant depuis les habitudes d’achats des consommateurs ?

L’intelligence artificielle est utilisée au sein de Zalando pour améliorer la satisfaction de nos clients. Mais aussi élargir notre offre personnalisée de produits et gagner en efficacité, notamment dans la gestion des stocks et la logistique. Deux projets améliorent par exemple considérablement l’expérience de nos clients : les projets Sizing et Algorithmic Fashion Companion.

Je vais commencer par l’Algorithmic Fashion Companion (AFC). En raison de notre large gamme de produits, plus de 450 000 produits de mode, les clients peuvent évidemment se sentir parfois dépassés. Or, nous avons constaté que nos clients se sentent souvent plus inspirés par des tenues, plutôt que par des articles individuels. Présenter des suggestions personnalisées de tenues à 31 millions de clients, originaires de 17 pays différents, n’est tout simplement pas faisable manuellement. L’équipe a donc décidé de chercher un moyen d’automatiser le processus et a créé l’Algorithmic Fashion Companion (AFC).

Urs Bergmann, Research Lead in the Machine Learning / AI group at Zalando Research. TechTalks
Urs Bergmann, Research Lead in the Machine Learning / AI group at Zalando Research.

L’AFC fait des recommandations de tenues en temps réel pour tous nos clients. Il fonctionne à partir « d’articles d’ancrage ». Les clients qui naviguent sur Zalando se voient proposer des tenues recommandées en fonction de leurs « articles d’ancrage », qui peuvent être des articles achetés ou ajoutés aux listes de souhaits. L’AFC établit et affiche ensuite une recommandation de tenue avec des vêtements et des accessoires supplémentaires complémentaires de l’article d’ancrage.

L’outil a été développé en interne, par les équipes scientifiques de Zalando. Il se base sur la collaboration entre l’apprentissage automatique (le machine learning) et les stylistes de Zalando. 1,5 million de tenues ont ainsi été créées par nos stylistes et les données de clic des utilisateurs comme données d’apprentissage. Ces données ont été introduites dans l’algorithme de création de tenues, qui a ensuite appris ce qui constitue une tenue à partir de ces données de formation : l’algorithme a appris quels types d’articles il faut rassembler pour créer une tenue, et quels styles vont ensemble. Ces recommandations de tenues sont donc le résultat d’une collaboration entre les stylistes et l’IA.

Pouvez-vous livrer d’autres exemples pour lesquels l’IA est utile pour le business ?

Un deuxième exemple où l’intelligence artificielle peut nous aider est la formulation de recommandations de taille précises pour nos clients. Un tiers de nos retours sont liés à une taille inadéquate. Les tailles sont différentes selon les articles, les marques ou les régions du monde. Cela crée un beau défi à résoudre pour notre équipe chargée des tailles.

Celle-ci est une équipe interfonctionnelle, qui comprend des scientifiques spécialisés dans les données, des développeurs commerciaux, des ingénieurs en logiciels et des spécialistes des produits. L’objectif de l’équipe est de fournir aux clients des conseils sur la taille des produits. Mais aussi sur les vêtements ou chaussures. Cela permet d’améliorer l’expérience du client et de réduire le nombre de retours liés à la taille.

Nous sommes une équipe interfonctionnelle, qui comprend des scientifiques spécialisés dans les données, des développeurs commerciaux, des ingénieurs en logiciels et des spécialistes des produits

Les recommandations de taille utilisent deux grands ensembles de données. Les données de retour dans lesquelles les clients indiquent si un article retourné est trop grand ou trop petit, et les données de notre équipe de modèles, qui essaient les produits. Lorsqu’un article d’une certaine marque est signalé comme étant trop grand ou trop petit, l’algorithme prédit si de nouveaux articles de la même marque pourraient avoir des problèmes de taille similaires.

Cela se traduit par un certain nombre de mesures désormais accessibles aux clients. Les signalements de taille indiquent à tous les clients si un article a tendance à être grand ou petit. Les recommandations de taille personnalisées, qui sont faites sur la base des antécédents d’achat du client et de notre compréhension de la façon dont l’article taille.

Le profil de taille du client est une section des paramètres Zalando du client dans laquelle les articles qui ont été achetés et conservés peuvent être classés. Tout cela a des avantages à long terme pour les clients de Zalando. Ils reçoivent des conseils de taille précis. Cela diminue nos retours, ce qui est bon pour l’environnement et pour notre entreprise.

Que faudrait-il mettre en place pour que les sociétés investissent davantage dans l’Intelligence artificielle ?

Investir dans l’IA est un investissement dans l’avenir, dont la valeur ne peut généralement être évaluée qu’après la mise en œuvre de l’IA. Au-delà de la technologie, il existe d’autres facteurs de succès qui jouent un rôle tout aussi crucial.

La numérisation est le premier facteur. C’est évident : les modèles commerciaux doivent être construits avec l’intégration des données en leur centre. Cela est naturellement plus facile pour les entreprises numériques, telles que les entreprises du e-commerce, qui sont par définition centrées sur les données et les processus numériques.

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Au contraire, cela signifie que les entreprises non-numériques doivent d’abord se numériser avant d’utiliser l’IA. Le chemin vers l’IA est donc plus long pour ces dernières.

Deuxièmement, pour alimenter la recherche et le développement en matière d’IA, les entreprises ou les centres de recherche européens doivent attirer et retenir les meilleurs talents en Europe. Cela est possible s’il existe des cadres réglementaires et de soutien à l’investissement permettant d’entreprendre une recherche de pointe en Europe.

Comment encourager les entreprises à aller plus loin que les Proof of Concept lorsque ces derniers font appel à des outils d’IA ?

C’est la deuxième étape logique après la question de savoir comment encourager les investissements dans l’IA. Du point de vue de l’entreprise, toute décision de poursuivre un projet d’IA est une décision commerciale et il est normal que l’entreprise évalue le retour sur investissement. En ce qui concerne les start-ups, le retour sur investissement peut être un point critique pour permettre une croissance continue.

Cependant, pour une grande organisation, chaque petite expérience ne doit pas nécessairement avoir un retour sur investissement positif. Ce qui importe, c’est que le retour sur investissement d’un ensemble de projets soit maximisé. Cela équivaut à une stratégie de diversification des risques.

La recherche en IA est un investissement bénéfique à long terme

Dans cette optique, la recherche en IA est un investissement bénéfique à long terme. Car elle vise à maximiser le retour sur investissement et les avantages pour les clients sur un temps long. Selon l’expérience de Zalando, il existe des outils apparus pour la première fois dans le cadre de projets de recherche internes. Je pense aux recommandations de taille personnalisées.

D’un point de vue technique, notre utilisation de l’IA pour la mode et le commerce électronique exige d’aller au-delà des techniques standards, tels les modèles d’IA basés sur des séries chronologiques. Au contraire, nous avons des centaines de milliers de séries chronologiques concurrentes – de ventes – qui interagissent. Nous recherchons des méthodes pour y faire face. Cela permettra à terme un meilleur pilotage des entreprises grâce à l’IA.

Pourquoi est-il important de développer des outils qui prennent en compte l’éthique et la réglementation (certes mouvante) autour de l’IA ?

Avoir une réflexion sur l’éthique est très important pour toute organisation qui utilise l’IA. La réflexion a déjà commencé sur la manière de traiter les questions éthiques. Au niveau international, avec l’OCDE, ou au niveau de l’Union européenne – et aussi bien sûr dans le monde académique.

Je suis membre du groupe d’experts de haut niveau sur l’IA de la Commission européenne depuis 2018. Le groupe s’est penché sur les questions éthiques soulevées par l’IA. Et nous avons ainsi publié des lignes directrices sur l’éthique en avril 2019. Ou bien encore proposé une liste de questions à examiner par les développeurs d’IA. Il s’agit d’un projet pilote, une consultation publique a eu lieu à l’automne 2019. Le groupe travaille actuellement à affiner cette liste.

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Pour vous donner une vue d’ensemble, l’éthique et l’IA touchent à des questions complexes de recherche scientifique. Elles nécessitent des interactions entre des scientifiques de disciplines très diverses. Je pense à des philosophes, juristes, et experts en éthique aux chercheurs en apprentissage automatique.

Prenons, par exemple, le concept d’équité. Les produits de l’IA devraient être équitables. Mais en creusant dans les détails, il s’avère qu’il existe de nombreuses définitions conceptuelles et mathématiques différentes de l’équité. Elles mêmes peuvent être incohérentes.

D’une part, l’équité a une signification substantielle. Les individus ou les groupes doivent être exempts de préjugés, de discrimination ou encore de stigmatisation. Si elle est bien faite, l’IA peut réellement contribuer à redresser ces facteurs potentiels, augmentant ainsi l’équité sociétale. D’autre part, l’équité a également un sens procédural. Il y a proportionnalité entre les objectifs et les moyens utilisés pour les atteindre. Mais aussi la possibilité de contester les décisions prises par l’IA et les humains qui contrôlent les systèmes d’IA.

Comment intégrer l’IA et des concepts comme l’éthique ou l’équité ?

Les progrès scientifiques vont venir, et en parallèle l’UE se penche sur la réglementation. L’une des conclusions du groupe d’experts de haut niveau de la Commission européenne est de distinguer les secteurs à haut risque et à faible risque. Chez Zalando, nous sommes en phase avec cette approche. L’IA pour la mode ou la logistique n’est pas la même que l’IA pour une voiture autonome ou pour le dépistage du cancer. Donc, une approche à haut risque/bas risque a du sens pour nous.

Pour conclure, l’IA est un terme général. Il désigne de nombreuses technologies différentes ayant des applications dans une grande variété de secteurs. Je suis convaincu que les progrès de la technologie et de la recherche dans l’éthique permettront d’établir des liens entre les disciplines. Cela fera progresser notre compréhension commune des nombreux concepts éthiques importants qui entourent l’IA.

NDR : Interview réalisée en mars 2020, Urs Bergman était alors encore en poste chez Zalando.

Olivier Robillart